Interview d’Eric Maurice, directeur du bureau de la Fondation Robert Schuman à Bruxelles

Interview d’Eric Maurice, directeur du bureau de la Fondation Robert Schuman à Bruxelles

Dans un entretien avec Eric Maurice, directeur du bureau bruxellois de la Fondation Robert Schuman, Sierra Tango fait le bilan de l’effort européen un an après le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022.

Alors qu’approche le premier anniversaire de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, quel bilan faîtes-vous de la réaction européenne dans son ensemble ? 

L’Union européenne a su mettre en œuvre un ensemble de mesures à la fois fortes, variées et inscrites dans la durée. Elle l’a décidé rapidement, dans les heures et jours qui ont suivi l’invasion de l’Ukraine. Un an après, elle adopte un dixième paquet de sanctions contre la Russie, ce qui démontre que l’unité et la volonté politique collective des Européens sont intactes. 

Ces sanctions économiques et commerciales n’ont certes pas affaibli la Russie autant qu’on aurait pu l’espérer, notamment parce que Vladimir Poutine a fait le choix d’une économie de guerre au détriment des fonctions sociales de l’Etat.

Mais justement parce qu’elles l’obligent à faire ce choix, elles posent une contrainte forte sur son régime. A moyen et long terme, ce sont les capacités de la Russie en matière d’instrie, d’innovation et de compétitivité qui seront obérées, et donc ses capacités stratégiques. 

Le bilan de l’Union est aussi à tracer dans ce que l’on pourrait appeler la dimension défensive. La portée des sanctions a été décidée en fonction du coût qu’elles feraient porter sur les Européens eux-mêmes. Des sanctions ne sont efficaces et soutenables à terme que si leur coût est moindre pour celui qui les décide. C’est pour cela que l’Union n’a pas imposé d’embargo sur le gaz russe et a attendu la fin de l’année pour appliquer un embargo sur une partie du pétrole.

Mais le coût de la guerre est élevé pour les Européens puisqu’il a fallu affronter la baisse des livraisons de gaz russe et diversifier à marche forcée les sources d’approvisionnement, au prix d’une forte inflation portée par les prix de l’énergie.

Mais alors que l’hiver touche à sa fin, on constate que les Européens ont réussi leur pari de remplacer le gaz russe, d’éviter des pénuries en saison froide et de commencer à faire baisser les prix.

L’enjeu désormais est de continuer à faire face au coût économique et social d’une guerre qui s’annonce longue sans affaiblir l’unité entre Etats membres et la cohésion interne à chacun d’entre eux.

Comment analysez-vous les décisions prises en matière de défense et de soutien à l’Ukraine ?

La décision la plus importante a été l’utilisation de la Facilité européenne de paix pour financer la fourniture d’armes et équipements à l’Ukraine. Pour la première fois, même si les fonds – 3,6 milliards d’euros jusqu’à présent – ne sont pas directement prélevés sur son budget, l’Union contribue à l’armement d’un pays dans une guerre à grande échelle.

La décision de fournir des armes ainsi que le choix des armes et de leur quantité dépendent des Etats membres, mais c’est un fonds géré en commun qui est utilisé pour faire la guerre à la Russie. Un autre pas important a été franchi avec la mise en place de la mission EUMAM Ukraine, pour former entre 30 et 40 000 soldats ukrainiens, en particulier sur les systèmes d’armes fournis par les Européens. 

En ce qui concerne l’Europe de la défense, les efforts pour développer une industrie de défense européenne ont été relancés par la guerre et le projet EDIRPA (European Defence Industry Reinforcement through common Procurement Act)  pour soutenir à hauteur de 500 millions d’euros l’achat en commun par les Etats membres d’armements européens.

Reste à savoir si cette prise de conscience se traduira par une initiative collective dans le cadre de l’Union. Car le fait principal face à la guerre en Ukraine est le renouveau de la défense collective dans le cadre de l’OTAN, ce qui pose une nouvelle fois, de manière très aiguë, la question du rôle et de la place de l’Union en tant qu’entité politique dans l’architecture de sécurité du continent.

Pour les Européens, il s’agit de définir leur personnalité stratégique et l’articulation entre les deux institutions.

Concernant l’aide militaire, on compare souvent le soutien européen (niveau UE et national) à celui fourni par les Etats-Unis. Qu’en pensez-vous ? 

Selon la Commission, l’aide apportée par Etats membres et l’Union s’élevait début février à près de 50 milliards d’euros, tandis que l’aide des Etats-Unis est d’environ 40 milliards de dollars.

Les Européens ont collectivement donné plus que les Américains, mais l’Etat dont le soutien est le plus important est effectivement les Etats-Unis, d’autant que mis à part les canons français Caesar et les drones turcs, les armements américains comme les lance-roquette HIMARS sont considérés comme ceux qui ont permis aux Ukrainiens de résister et contre-attaquer. Les renseignements américains sont également très présents aux côtés des Ukrainiens. 

Mais la contribution de l’Union européenne ne peut être évaluée uniquement de manière comptable. Les Etat membres ont accueilli entre 4 et 5 millions d’Ukrainiens fuyant la guerre, qui bénéficient d’un soutien concret comme le droit de travailler ou d’aller à l’école.

Les Européens ont été actifs également pour permettre aux produits agricoles ukrainiens d’être exportés, en mettant en place des corridors dits de solidarité, en particulier vers le port de Constanta en Roumanie. 

Quels sont les enjeux pour l’UE désormais ? 

L’enjeu principal pour l’UE dans ce conflit, comme pour l’Ukraine, est de tenir sur la durée car la guerre ne se terminera probablement pas avant de longs mois. Cela veut dire qu’il faudra mobiliser encore pendant longtemps des ressources financières et militaires pour soutenir l’Ukraine, car une défaite de la Russie est un impératif stratégique pour les Européens.

Il faudra également mobiliser des ressources importantes pour faire face aux conséquences de la guerre, en particulier les prix élevés de l’énergie et leurs répercussions sur l’ensemble des chaînes de valeurs, avec des effets sur la cohésion sociale et l’acceptabilité de l’effort de guerre.

La transition énergétique, prévue par le Pacte vert mais accélérée par le découplage avec la Russie, est également en enjeu crucial car il faut à la fois diversifier et sécuriser les approvisionnements en hydrocarbures à court et moyen terme et assurer le déploiement des énergies renouvelables et de l’électrification de la mobilité à plus long terme.

 

Assumer le coût d’un tel changement en période de guerre et d’incertitudes économiques est un défi majeur. 

A cela s’ajoute l’enjeu que je qualifierai de tendanciel, qui est la recomposition du monde avec la rivalité entre les Etats-Unis et la Chine, la remise en cause de l’ordre issu de l’après-seconde guerre mondiale et la prédominance des questions technologiques. La manière dont l’Union européenne pourra répondre à cet enjeu, au-delà de la guerre en Ukraine, décidera de son avenir. 

 

 

Propos recueillis le 17 février 2023

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