LE RECOURS A LA CONSCRIPTION OBLIGATOIRE, UNE REPONSE ADAPTEE AUX MENACES CONTEMPORAINES ?

LE RECOURS A LA CONSCRIPTION OBLIGATOIRE, UNE REPONSE ADAPTEE AUX MENACES CONTEMPORAINES ?

Cet article est le troisième de notre série de quatre publications portant sur l’état de la conscription au sein de l’Union européenne. Dans l’article précédent, nous avons tâché de présenter le discours favorable à une conscription nationale et européenne dans un contexte de résurgence d’une menace d’invasion territoriale de masse sur le sol de l’Union. Au-delà de l’intérêt opérationnel de disposer de ressources supplémentaires en cas de conflit de haute intensité, ses partisans défendent notamment le fait que la conscription renforce le sentiment d’appartenance nationale et l’esprit de citoyenneté.

Ce troisième article se penche sur les arguments régulièrement avancés en défaveur de la conscription nationale en dépit du contexte géopolitique actuel. Celle-ci soulève en effet de nombreux questionnements, en particulier sur son adaptabilité aux réalités économiques et sociétales contemporaines.

L’impact économique de la conscription : une question centrale et controversée   

La conscription est parfois présentée comme une solution économiquement raisonnable pour obtenir de la main-d’œuvre pour les forces armées. Il faut néanmoins prendre en compte la nécessité d’investir dans les infrastructures – logement, les terrains d’entraînement, etc. -, les installations de formation et les ressources humaines et autres dépenses nécessaires à la formation. Ces dépenses nécessaires peuvent rendre le coût de la conscription disproportionné par rapport à l’intérêt opérationnel.

Les bénéfices d’un tel investissement doit aussi être calculé en fonction des compétences acquises par les recrues, qui seront utiles non seulement aux armées, mais aussi pour leur propre avenir professionnel. Les conscrits doivent avoir la possibilité d’acquérir des compétences transférables à d’autres secteurs lors de leur retour sur le marché du travail.

Comme le rappelle un article publié dans Economics Observatory,  écarter un grand nombre de jeunes des études supérieures et du marché du travail peut avoir un impact négatif sur la productivité, surtout dans un contexte de population vieillissante.

Par ailleurs, les avancées en intelligence artificielle et la multiplication des systèmes autonomes suggèrent que les armées de demain auront besoin de moins de personnel humain, mais de plus de soldats mieux formés techniquement. Dans un article pour RAND publié en 2024, Raphael S. Cohen estime indispensable de moderniser et adapter les programmes de formation pour permettre aux conscrits d’affronter les réalités des conflits modernes. Une formation axée sur l’incorporation des technologies et tactiques les plus récentes, telles que le cyber et les opérations dans des environnements hybrides, serait donc essentielle pour les préparer efficacement.

Des jeunes générations déconnectées des valeurs militaires ?

Les rapides transformations de la société, marquées par l’essor des technologies et des réseaux sociaux, ainsi que l’augmentation des préoccupations climatiques et sociales, ont façonné une génération pour qui le service militaire obligatoire apparaît parfois déconnecté des réalités de notre temps.

Ce détachement s’accentue d’autant plus que les jeunes européens ont grandi dans une relative paix où les conflits semblaient lointains ou virtuels. L’idée de défendre la nation par les armes n’était donc pas aussi évidente ou séduisante pour eux. Il en résulte que l’armée peine à attirer des recrues motivées et à démontrer la pertinence du service militaire.

Cette déconnexion vis-à-vis du service militaire se traduit par une réticence à y participer, les jeunes préférant se concentrer sur leurs études, carrières ou épanouissement personnel.

Les armées doivent donc redoubler d’efforts pour recruter des conscrits souvent peu motivés et mal préparés, ce qui peut affecter leur efficacité. Cette situation impacte également la relation des jeunes avec l’État, affaiblissant leur engagement civique et leur confiance dans les institutions, car ils perçoivent souvent le service militaire comme une contrainte éloignée de leurs aspirations personnelles, comme le souligne Jan Kallberg pour CEPA.

La question de la légitimité de la guerre et de l’usage de la violence

Pour Kosonen, Alisa and Teemu dans un article pour le Journal of Military Studies, la question de la légitimité du recours à la violence armée est particulièrement importante pour les conscrits, qui doivent envisager leur rôle potentiel dans des actes de guerre. Pour beaucoup d’entre eux, la perspective de faire usage de la violence, voire de prendre la vie, entre en conflit direct avec leurs convictions personnelles. Les jeunes conscrits peuvent être profondément marqués par cette expérience, avec des répercussions à long terme sur leur vie personnelle et professionnelle.

Cette situation peut créer des tensions internes et poser des défis importants pour les forces armées, qui doivent concilier les impératifs de défense nationale et le respect de la liberté de conscience.

Bien conscientes de cette situation, les armées européennes tâchent de prendre en compte ces dimensions humaines, en offrant des alternatives pour les objecteurs de conscience.

Dans plusieurs pays européens, ces derniers sont exemptés du service armé et affectés à des tâches non militaires, en conformité avec ce statut qui repose sur le droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion. Ceux-ci sont garantis par la Déclaration universelle des droits de l’homme et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Au niveau européen, la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, dans son article 10, §2, reconnaît explicitement le droit à l’objection de conscience, en précisant que cela s’applique selon les lois nationales en vigueur.

La conscription, une pratique inégalitaire ?

Le service national obligatoire soulève également des questions concernant l’équité et l’égalité des personnes qui serviront. Les détracteurs de la conscription mettent l’accent sur l’idée que l’obligation de servir peut exacerber les disparités socio-économiques, certains groupes de la population pouvant trouver des moyens d’éviter le service, grâce à leurs réseaux notamment.

En effet, historiquement, les reports et les exemptions sont restés des défis de longue date pour la légitimité de l’institution de la conscription. Les lacunes dans les exemptions médicales et le pouvoir discrétionnaire des commissaires de conscription aurait permis aux personnes fortunées d’exploiter le système et d’échapper au service obligatoire, indique Tony Ingesson pour The Conversation. Les tenants du discours défavorable à la conscription considèrent ainsi que la corruption et le favoritisme continuent à remettre en question la légitimité de l’institution.

Le système de conscription est souvent critiqué pour sa faible représentativité de la population, en particulier en termes de genre. Bien que certains soutiennent l’idée d’une conscription sans distinction de sexe, la réalité est que la surreprésentation des hommes persiste, et que seul la Suède a élargi la conscription aux femmes en Europe. Cette question fera l’objet du prochain article de notre série de publications sur la conscription obligatoire.

Conclusion

La conscription obligatoire, bien qu’elle puisse pallier le manque d’effectifs militaires, pose de nombreuses questions quant à sa pertinence et son efficacité dans le contexte actuel. A la différence des réservistes, qui constitue un vivier mobilisable volontaire, le manque de motivation et d’incitation chez les conscrits aggrave leur déficit de formation et d’expérience. L’un des impératifs actuels revenant le plus dans les discussions sur le service militaire obligatoire serait de moderniser les programmes de formation, en privilégiant la qualité de la formation plutôt que la quantité de conscrits.

Les nations peuvent mieux répondre aux exigences militaires tout en prenant en compte les réalités sociales, technologiques et économiques. Cela nécessite une volonté politique forte et des ressources adéquates pour créer une force militaire efficace et réactive, capable de répondre aux menaces modernes tout en respectant les droits et les aspirations des individus.

RGPD*